Itinéraire d’un transfuge de classe

 

Déjà présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, Retour à Reims [Fragments], quatrième long-métrage de Jean-Gabriel Périot, est l’adaptation documentaire de l’essai autobiographique éponyme du philosophe et sociologue Didier Eribon. Le réalisateur engagé de Nos défaites (2019) et Une jeunesse allemande (2015) y retrace, à l’aide d’un foisonnant montage d’archives et de la tessiture intime de la voix d’Adèle Haenel, la douloureuse histoire de la classe ouvrière, de son héritage politique, pour questionner dans un même geste leur représentation et comprendre la société française d’aujourd’hui.

Remarquable exercice de montage entièrement au service d’une compréhension du monde et des rouages cachés de l’organisation sociale, Retour à Reims [Fragments] fait dialoguer le texte de Didier Eribon avec des images d’archives de diverses natures afin de brosser, à travers la trajectoire disloquée des parents de l’auteur, le portrait à la fois sensible et puissant du monde ouvrier. Celui des « dominés », ces gens qui, animés par le besoin d’affirmer leur existence, par la nécessité de revendiquer leurs droits, croient au bonheur par morceaux et, par-dessus tout, rêvent de lumière et de liberté.

Empruntant à la tradition littéraire du récit de retour, mêlant les histoires collectives et intimes comme le réel et la fiction, le cinéaste-monteur superpose ici les « fragments » et les considérations éclatés d’Eribon à son propre vécu. La structure kaléidoscopique du film lui permet ainsi d’aborder de nombreuses thématiques aux résonances éminemment actuelles telles que l’aliénation physique et mentale, le rejet d’un système capitaliste qui exploite l’être humain sans vergogne, les frontières sociales, les inégalités, les mouvements et transitions politiques, la pulsion raciste qui exclut l’étranger mais aussi le sentiment d’appartenance à une famille, un groupe, une classe et enfin la rupture brutale avec son milieu d’origine.

Dans ce passionnant geste d’assemblage cinématographique et d’entrecroisement narratif, Jean-Gabriel Périot convoque avec pertinence des extraits de la Mémoire filmique et cite notamment Chronique d’un été (1961) de Jean Rouch et Edgar Morin ou encore Le Joli Mai (1963) de Chris Marker. Sans jamais sombrer dans l’emphase inutile, il refabrique une certaine effervescence de l’époque du baby-boom pour aboutir à un constat somme toute pessimiste, celui de la déconcertante régression de notre situation contemporaine.

Découpé en deux mouvements, Retour à Reims s’intéresse plus particulièrement à la place des femmes dans le monde ouvrier depuis la fin de la Seconde Guerre, et à leur quête d’émancipation. Il décrit leurs conditions de vie et de travail précaires, raconte leur « destin inéluctable » (les tondues, le bal des quartiers populaires, les métiers du poisson, les femmes de ménage ou encore la violence de l’avortement clandestin…) face aux privilégiés, à la bourgeoisie individualiste et au carcan du patriarcat. Sur leurs visages, on lit tour à tour la résignation, la colère, le désespoir même.

Enfin, Périot choisit ici de gommer les aspects plus personnels et autobiographiques du texte, notamment la question de l’homosexualité dans les classes sociales défavorisées, pour se concentrer, dans le second volet, sur la portée politique du récit. Le documentaire analyse donc le basculement électoral de la classe ouvrière (de la gauche communiste à l’extrême-droite) après l’élection salvatrice de François Mitterrand en 1981, la percée des idées rétrogrades du Front national incarnées par Jean-Marie Le Pen et, en signe d’espoir pour les luttes futures, ajoute un épilogue dédié à la récente révolte des gilets jaunes. De l’expérience individuelle à l’histoire collective, ce voyage dans le passé trouve un écho en chacun de nous.

 

Sévan Lesaffre
Le Mag du ciné
novembre 2021
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